UNIVOCITÉ, ÉQUIVOCITÉ ET ANALOGIE

Mart Raukas
DE nombreux philosophes rejettent le concept traditionnel de «Dieu». Dans son article The Referent of the Word «God», le père J. van der Vekken appelle à une compréhension dynamique de Dieu: «Les cadres conceptuels évoluent. Cela ne signifie pas que nous ne devions pas essayer de comprendre la signification véritable du Dieu d'Israël et du Dieu de Jésus, mais que nous devons chercher une autre conceptualité, une conceptualité qui prenne en compte tout ce que nous connaissons du monde dans lequel nous vivons.» (van der Vekken 1992: 163). La thèse de van der Vekken invitant à reformuler notre concept traditionnel de Dieu ne peut prétendre à la nouveauté. De telles vues ont déjà été exprimées par maints philosophes modernes, tels A. N. Whitehead et C. Hartshorne ou, plus récemment, d'une manière assez sophistiquée, par le philosophe américain W. P. Alston dans sa théorie sur la référence directe à Dieu (Alston 1990).

Dans la présente étude,1 j'ai seulement tenté de contrer ces prétentions en attirant l'attention des lecteurs sur la doctrine de l'analogie de saint Thomas d'Aquin. Le problème de l'analogie est fascinant et fondamental. Dans son chef-d'oeuvre De Veritate, saint Thomas s'était déjà tourné vers l'analogie. Mais les développements les plus mûrs et les plus systématiques à ce sujet se trouvent dans la Somme théologique, I, q. 13: «De Nominibus Dei.»

Je ne présenterai ni l'arrière-plan historique de l'analogie ni la doctrine elle-même. Ces questions ont déjà été étudiées en profondeur par la plupart des commentateurs de saint Thomas depuis le De Nominum Analogia de Cajetan en 1498. Dans ce qui suit, je cherche plutôt à mettre en lumière quelques points controversés en philosophie qui continuent de jouer un rôle important dans les discussions philosophiques contemporaines à propos des références à Dieu. C'est la perplexité qu'ils suscitent qui, je pense, conduisit un jour saint Thomas à formuler sa fameuse doctrine de l'analogie.

Le problème

Introduction du problème

On n'apprécie vraiment une solution que si l'on a compris le problème. Comment est-il possible que nous puissions parler de l'inconnu grâce à du connu? Si Dieu est «totalement autre», il doit transcender tout le monde créé. Mais si nous utilisons des expressions telles que «Dieu est bon et sage», nous devrions admettre qu'il possède quelque chose de commun avec la bonté et la sagesse des créatures. Est-ce qu'alors Dieu n'est pas «totalement autre»? Ou peut-être notre langage sur Dieu est-il impropre et Dieu n'est-il pas valablement qualifié «bon» et «sage»? Ou bien il est vraiment bon et sage, mais c'est nous qui ne savons pas dans quel sens? On peut ainsi poser brièvement la question suivante: ou bien les mots appliqués à Dieu conservent leur signification familière, mais alors ils ne conviennent pas à Dieu; ou bien nos mots sont à la mesure de Dieu, mais alors nous ne savons plus ce qu'ils signifient.

Ces questions, ainsi que d'autres questions anciennes du même genre, exposent le problème d'un point de vue général et continuent de dérouter de nombreux théologiens et philosophes contemporains. Appelons ce problème le problème initial (PI).

La doctrine thomiste sur l'usage analogique des mots est la réponse classique au problème posé. Elle vise à expliquer comment nos mots ordinaires, tels que «bon» et «sage», que nous appliquons aux créatures, peuvent être appliqués littéralement et significativement à Dieu.


Exposition claire du problème

Penser et dire

Pourquoi devrions-nous supposer que nos paroles sur Dieu ne peuvent être adéquates? Il y a plusieurs raisons philosophiques.

La première est celle-ci: nos mots ne se réfèrent aux choses qu'à travers les pensées que nous en avons. Selon l'épistémologie aristotélicienne suivie par saint Thomas, «les mots sont des signes des pensées et les pensées sont des similitudes des choses.»2 Du fait que, dans cette vie, nous ne comprenons pas l'essence de Dieu, il découle que les mots que nous appliquons à Dieu ne sont pas adéquats.

La seconde raison provient du fait que, par sa nature même, l'intellect humain procède dividendo et componendo (en divisant et composant), distinguant dans la réalité divers aspects en vue de les combiner de nouveau dans un jugement: «S est P».3 Mais, dans la mesure où Dieu est absolument simple, et qu'un tel dividendo ne peut donc exister en Dieu, nos descriptions de Dieu exprimées sous la forme «Dieu est P» doivent être interprétées comme une manière impropre de saisir un Dieu qui est au-delà de toute compréhension humaine.

Le paradoxe de la non-connaissance et du non-discours D'autre part, il semble qu'en dépit de ces difficultés, nous possédions tout de même quelque connaissance sur Dieu. Nous pouvons savoir avec certitude qu'il y a un Dieu. Nous savons aussi qu'il est simple et cependant nous ne pouvons savoir clairement ce qu'il est.

Mais notre non-connaissance même de Dieu contient certains aspects de la connaissance que nous en avons. Comme l'exprime saint Thomas dans son De Potentia: «L'intelligence humaine n'est pas adéquate à l'essence divine» et «on atteint le plus haut degré de connaissance de Dieu quand on sait qu'on ne le connaît pas.» (De Potentia, q. 7, a. 5, ad 14).

Qu'en est-il de l'énoncé sur Dieu? Il faut constater que nous pouvons parler de Dieu, parce qu'un Dieu dont on ne parle jamais devient hors de propos, alors que nous formulons réellement des phrases sur lui: nous nous référons à Dieu comme «Tout-puissant», «Créateur de l'univers», «Être suprême» et nous lui attribuons certains prédicats tels que «bon», «sage», «être», «amour», etc. Quelle est la valeur cognitive de telles expressions? Ces expressions sont-elles, ou non, signifiantes? La question du langage significatif est toujours centrale chez les philosophes quand on en vient aux grandes affirmations sur Dieu et l'univers. Si je profère quelque chose, je profère des phrases telles que «Dieu est amour» ou «Jésus et le Père sont un»: ces phrases ont-elles une signification ou ne sont-elles que des combinaisons de mots? Qu'est-ce que je veux exprimer exactement, et quel serait l'argument pour ou contre cette phrase? A moins que le philosophe n'ait une claire compréhension du sens du langage sur Dieu, il ne peut pas mettre au clair les grands problèmes théologiques.

Notons au passage: tout en admettant que nous ne puissions parler de Dieu significativement, nous venons pourtant de le faire! Nous tenons ainsi un joli paradoxe.

Être silencieux ou être muet

II aurait été possible d'aboutir à la même conclusion paradoxale au sujet de notre énoncé sur Dieu en prenant le problème par l'autre bout, c'est-à-dire en supposant que seul le silence philosophique peut eprésenter au mieux ce que Dieu est réellement. Une des premières étapes vers le silence philosophique concernant l'essence de Dieu a été représentée par la philosophie néoplatonicienne: «Nous savons ce que Dieu n'est pas, mais ce qu'il est, nous ne le savons pas» (Plotin). Il est dès lors difficile de parler de façon signifiante de Dieu. Mais on peut démontrer aussi qu'il est plus difficile encore d'être silencieux.

«Être silencieux» (zu schweigen) n'équivaut pas à «être muet» (stumm zu sein). Être muet est une pathologie psychologique. Être silencieux est souvent signe de piété religieuse. Zacharie dans le Nouveau Testament est simplement muet. Mais l'Abraham de l'Ancien Testament n'est pas muet, il est silencieux.

L'histoire des religions reconnaît diverses formes de silence religieux, dont celles-ci:

a) le silence cultuel,
b) le silence ascétique,
c) la théologie du silence total et
d) le silence philosophique. 4

D'une certaine façon, certains philosophes contemporains - prenons par exemple Ludwig Wittgenstein dans son oeuvre primitive - semblent encore plus radicaux que les tenants de la théologie négative du néoplatonisme: «A propos de ce dont on ne peut pas parler, il faut se taire.» (Wittgenstein 1992: 115). A la place de termes positifs inadéquats, il ne propose pas des termes négatifs, mais le silence.

Cependant, le paradoxe est que quelqu'un qui se contente de ne rien dire (mais n'est pas silencieux) ne peut aucunement, l'instant suivant, devenir silencieux. Être silencieux sur Dieu présuppose qu'ilexiste déjà un langage philosophique propre pour parler de Dieu.

Le silence philosophique n'est donc pas le chemin logique pour échapper à la perplexité (Raukas 1993).

Ce paradoxe et d'autres du même genre relatifs à notre énoncé sur Dieu montrent que le problème initial (PI) n'est encore exposé que très vaguement. Afin de l'exposer clairement, il est nécessaire de développer ici notre analyse. En effet, dans une philosophie il n'y a pas de place pour les paradoxes. Les paradoxes ne peuvent se trouver comme problèmes qu'au début d'une analyse logique. Le fait que la réflexion philosophique examine les topiques qui sont paradoxaux ou vagues peut révéler la caractéristique essentielle de la nature de la pensée philosophique. Mais ce que nous attendons d'un bon philosophe, c'est la capacité d'être clair sur ce qui est vague et non d'être vague et paradoxal sur ce qui est vague.


Plusieurs formes d'expression: métaphore et analogie

Utilisation littérale et figurative du langage

Une bonne façon de commencer notre clarification est de constater que le seul fait que nous puissions parler de Dieu ne dit pas grand-chose sur la valeur cognitive de ce discours. Très souvent nous nous référons à Dieu métaphoriquement. Usant du langage métaphoriquement, nos mots ne s'appliquent pas proprement, mais seulement figurativement. Ainsi, lorsque nous disons: «Napoléon était un lion» ou: «Dieu est mon rocher», nous nous référons respectivement à Napoléon et à Dieu et nous leur attribuons certains prédicats. Mais si nous demandons ensuite: «Napoléon était-il réellement un lion?» ou: «Est-il vrai que Dieu est un rocher?», nous devons dire: «Non, bien sûr, Napoléon n'était pas réellement un lion et Dieu, en tant qu'être purement spirituel, ne peut être un rocher!» II est certain que les métaphores ont leur valeur cognitive propre. Il a souvent été relevé que les métaphores permettent de développer d'importants éclaircissements et que la métaphore est un moyen d'expression légitime.

Qu'en est-il de la métaphore dans le langage sur Dieu? Sa valeur dans le langage religieux vient de ce qu'un discours purement littéral sur Dieu est plutôt pauvre et que le discours métaphorique a l'avantage de mieux exprimer ce que Dieu signifie pour nous. Mais quand il s'agit d'un discours fondamental sur Dieu, nous ne pouvons nous passer de l'analogie: un discours métaphorique n'a de sens que si le sujet est déjà esquissé par des descriptions littérales ou propres. De ce point de vue, on comprend aisément pourquoi, après avoir évalué le rôle des descriptions métaphoriques de Dieu, la question de saint Thomas va plus loin: «Certains noms sont-ils attribués à Dieu dans leur sens propre?»Après une brève réflexion, la réponse de saint Thomas est «oui»:

Les noms de Dieu ne sont pas tous attribués dans leur sens métaphorique; certains le sont dans leur sens propre (I, q, 13, a. 3, Sed contra).

Dire que Dieu est mon rocher est certainement une expression métaphorique. Mais il ne semble pas très biblique de dire que l'expression «Dieu est bon» n'est qu'une métaphore. Ici on utilise un langage littéral d'un ordre très particulier, précisément l'analogie. De telles utilisations du langage religieux, où nous pouvons indiquer vraiment ce que Dieu est, sont extrêmement importantes et intéressantes dans la perspective d'une théorie générale du langage. Mais comment pouvons-nous reconnaître une analogie? Ici, je pense que la distinction qui suit, entre jugement et phrase, apportera d'utiles éclaircissements.

Phrase et jugement

Les jugements sont des phrases utilisées dans des contextes (Swinburne 1992). La phrase «Dieu est mon rocher», exprimée par un membre de la religion naturelle primitive, n'est pas le même jugement que «Dieu est mon rocher», exprimé métaphoriquement dans le contexte chrétien. En effet, on peut penser que, pour l'homme primitif, Dieu peut être au sens propre un rocher! De même, exprimées littéralement par un prédicateur chrétien «pop», les phrases «Dieu est bon» ou «Dieu est partout» peuvent ne vouloir énoncer rien de plus profond que «Bill Clinton est bon» ou «on peut acheter du coca-cola partout», c'est-à-dire une vérité bien différente de l'interprétation catholique. En revanche: «Le Père et moi sommes un», exprimé par Jésus, et «Le Christ et notre Père céleste sont un», exprimé par un chrétien d'aujourd'hui, sont deux phrases différentes exprimant à peu près le même jugement.

L'exemple qui suit permettra peut-être de mettre en évidence l'importance du contexte dans lequel on exprime des phrases. Prenons le cas de quelqu'un qui n'a pas personnellement perçu la bonté comme aspect de la divinité et qui prend l'analogie «Dieu est bon» métaphoriquement. Il pourrait se trouver une situation, par exemple, où cette personne dirait «Dieu est bon» dans le même sens que «Dieu est tremblement de terre» ou «Dieu est un grand guerrier». Je crois que parfois les gens (même des chrétiens) font ce genre d'erreur. Comment est-il possible que l'on comprenne un jugement analogique de manière métaphorique? L'exemple suivant pourra aider à mieux comprendre.

Supposons que Pierre se soit toujours référé à la fameuse exposition des personnages de cire, à Londres, comme aux «Habitants de madame Tussaud». Un jour, il entend parler Paul du «Planétarium de madame Tussaud» et il commence à se demander s'ils se réfèrent tous deux à une seule et même chose. Si Pierre ignore que, récemment, un tel planétarium a été ajouté au musée de madame Tussaud, il est possible qu'il résolve la question simplement en interprétant l'analogie métaphoriquement: «Les statues de cire ont été faites pour représenter des personnages célèbres»; «les personnages célèbres sont appelés des» étoiles «(stars)». Étant donné qu'un planétarium est l'endroit d'où l'on observe les étoiles, il conclut que Paul se réfère métaphoriquement à la même chose que lui.

La distinction entre phrase et jugement montre clairement que, pour reconnaître un discours métaphorique, il est insuffisant de demander seulement: «Est-il réellement vrai que Dieu est P?» Le contexte dans lequel on exprime «Dieu est P» doit être pris en compte.5

En conséquence, plusieurs expressions d'une seule et même phrase peuvent traduire plusieurs jugements. Mais inversement aussi: un seul et même jugement peut être exprimé par différentes phrases. Normalement, il n'est pas difficile de reconnaître le contexte et de voir avec quelles intentions les gens expriment ou exposent des assertions. Du temps de saint Thomas, la question du contexte avait évidemment moins d'actualité que de nos jours; car alors toutes les intelligences étaient unies dans l'Église, dans la foi et dans une seule langue - le latin.

Prédicats positifs et prédicats négatifs

Jusqu'ici nous avons continué d'éclaircir pas à pas notre problème initial (PI). Avant de nous tourner vers la réponse de saint Thomas, il y a encore un pas à faire. Il ne semble pas très difficile d'exprimer proprement que Dieu a ordonné de faire telle chose ou qu'il cause certaines choses, par exemple:

«Dieu nous a commandé de nous aimer les uns les autres», ou: «Dieu agit au travers de son peuple».

Un prédicat négatif ne posera pas plus de difficulté: «Dieu est infini, immuable, il n'est pas soumis au temps», etc. Le problème central qui a préoccupé l'esprit des philosophes au cours des siècles et qui, finalement, amena saint Thomas à formuler sa fameuse doctrine de l'analogie apparaîtra seulement avec certains prédicats positifs bien précis.

Après ces remarques, nous avons atteint un point où nous pouvons exprimer avec précision quel est le problème posé par le discours analogique sur Dieu. Étant admis que le jugement «Dieu est P» est exprimé dans le contexte religieux approprié, notre problème initial (PI) devrait être ainsi formulé: «Comment est-il possible d'attribuer véritablement, positivement et proprement certains prédicats à Dieu?»


La réponse

L'idée centrale de saint Thomas

La théorie thomiste de la référence analogique à Dieu repose sur l'idée suivante:

Nous connaissons Dieu à partir des perfections qui procèdent de lui dans les créatures; ces perfections sont en Dieu selon un mode plus éminent que dans les créatures. Or, notre intellect les appréhende telles qu'elles sont dans les créatures: et il les signifie par des noms tels qu'il les appréhende. Donc, dans les noms que nous attribuons à Dieu il faut considérer deux choses, à savoir: d'une part, les perfections elles-mêmes que l'on signifie, comme la bonté, la vie, et les autres perfections de ce genre; d'autre part, le mode de signifier ces perfections. Quant à ce que signifient les noms de ce genre, ils conviennent proprement à Dieu, et même plus proprement qu'aux créatures elles-mêmes, et c'est premièrement de Dieu qu'on doit les dire. Par contre, quant au mode de signifier, ces noms sont attribués à Dieu improprement car leur mode de signifier est celui qui appartient aux créatures. (1, q. 13, a. 3)

Ce passage célèbre fut souvent le sujet de malentendus. Pour notre propos immédiat, je veux faire ressortir, sans beaucoup de discussion, l'idée centrale de saint Thomas: si nous comprenons certaines perfections comme des aspects de la divinité, alors nous comprenons que certaines expressions linguistiques utilisées normalement par les gens pour se référer à des perfections créées peuvent être utilisées principalement et littéralement dans la référence à Dieu en tant que point central de l'attribution.

Univocité, équivocité et analogie

L'attribution elle-même peut apparaître de multiples façons. Saint Thomas l'explique dans son De principiis naturae:

Un prédicat peut être attribué à diverses choses de trois manières:

univoquement (univoce), équivoquement (aequivoce), analogiquement (analogice). [---] On dit qu'un prédicat est attribué analogiquement lorsqu'il est attribué (praedicatur) à plusieurs choses dont les essences et les définitions sont diverses, mais sont néanmoins référées (attribuuntur) à la même et unique chose: comme la notion de «sain» est attribuée au corps de l'animal, à l'urine et au médicament; mais ce terme n'a pas rigoureusement la même signification dans les trois cas. On dit que l'urine est saine pour signifier qu'elle est un signe de santé; on dit que le corps est sain en tant qu'il est sujet de la santé; on dit que le médicament est sain en tant qu'il est cause de la santé: mais cependant toutes ces notions sont référées à un seul terme, à savoir la santé elle-même. (De Principiis naturae, c. 6. Éditions Marietti, No. 366)

Nous devons veiller ici à notre terminologie. L'analogie est souvent qualifiée de troisième voie entre l'univocité et l'équivocité, mais un examen rapide permettra de voir que l'analogie appartient à l'équivocité.

Premièrement, un énoncé est univoque si les termes de l'énoncé sont identiques et que les définitions (ratio) correspondant aux termes sont les mêmes. L'exemple aristotélicien d'univocité est le prédicat «animal» attribué à l'homme et au boeuf. Certes, on pourra objecter que le prédicat «animal» est réalisé de façons différentes dans l'homme et dans le boeuf, puisque l'homme est un animal rationnel. Mais si nous considérons seulement la définition correspondant au terme «animal», savoir «la substance vivante végétative et sensitive», nous devons dire que dans ce sens l'homme est animal et qu'en conséquence ce prédicat est attribué univoquement à l'homme et au boeuf.

Deuxièmement, l'assertion sera prise dans un sens équivoque si, à des mots identiques, correspondent des définitions différentes. Comme exemple de ce genre d'équivoque, nous pouvons prendre le mot anglais «jam» qui s'applique à quelque chose qui peut être mangé au petit déjeuner et à quelque chose qui arrive parfois dans la circulation automobile; ou le mot français «voler» qui s'applique à l'action de dérober ou à celle de se déplacer dans l'air. On ne sait pas plus pourquoi, en russe, les mots «paix» et «globe» sont désignés tous deux par «mir», et c'est pourquoi cette forme d'équivoque est dite équivoque de hasard (aequivocum a casu). On constate aisément que l'équivoque de hasard est simplement le fait de la contingence linguistique.

Maintenant, qu'en est-il de «saint François est bon» et «Dieu est bon»? Quelle sorte d'assertion avons-nous là? Il n'est certainement pas difficile de voir que «bon» n'est pas attribué de façon univoque. Même si l'être humain est un saint, sa bonté ne possède pas la même ratio que celle de Dieu.6 Faut-il dire alors que l'assertion est purement équivoque? Cela a parfois été reproché par des théologiens protestants qualifiant l'analogie d'«assaut spirituel» (K. Barth). Mais, ici, une objection évidente surgit: si la bonté de Dieu est absolument différente de la bonté de saint François, nous n'avons, dès lors, pas la plus petite idée de ce que peut vouloir signifier «Dieu est bon». L'assertion «Dieu est bon» devient une phrase totalement vide. Cette erreur avait déjà été critiquée par l'Aquinate:

C'est en vain qu'un nom est attribué à une chose si nous ne connaissons rien d'elle par ce nom. Mais si les noms que l'on attribue à Dieu et aux créatures sont absolument équivoques, ces noms ne nous feront rien connaître de Dieu, puisque leur sens ne nous est connu que selon qu'ils sont dits des créatures. C'est donc en vain que l'on dirait ou que l'on prouverait de Dieu qu'il est existant, bon, etc.(C. G. I, c. 33)

La solution du problème est simple et naturelle. Dans les travaux de son maître Aristote, saint Thomas a trouvé aussi un modèle pour l'énonciation équivoque, savoir l'équivoque non accidentelle (oequivocum a consilio), qui a toujours bénéficié d'une grande attention de la part des philosophes et qui est devenue fondamentale pour saint Thomas. C'est le fameux passage de l'Éthique à Nicomaque où Aristote illustre cette forme d'attribution équivoque:

«Pourtant les concepts d'honneur, de pensée, de plaisir admettent, en tant que biens, des définitions différentes et dissemblables. Ainsi donc le souverain bien n'est pas cette qualité commune que comprendrait une seule idée. Eh bien! comment l'entend-on? Ces termes ne sont pas homonymes en vertu du hasard. Faut-il donc admettre que ces biens procèdent d'un seul bien, ou tendent vers la même fin, ou plutôt est-ce par suite d'une analogie? Ainsi, la vue joue pour le corps le même rôle que l'intelligence pour l'âme et ainsi de suite.7 «L'attribution est analogique si les termes utilisés sont des termes homonymes et que les définitions correspondant à ces termes diffèrent partiellement et partiellement sont les mêmes. Comment une telle chose peut-elle être expliquée? Par sa nature même, le langage humain semble posséder une certaine «élasticité» de mots qui permet d'étendre, de façon signifiante, le sens ordinaire de notre vocabulaire à des domaines nouveaux et inconnus. Prenons par exemple: «Je peux voir l'arbre» et «Je peux voir un point particulier dans la conversation de mon ami». Le sens de «voir» a quelque chose de commun dans les deux cas. Mais je continuerai de «voir» le point particulier dans la conversation de mon ami, même quand il fera sombre. Le sens des mots diffère selon la variation des contextes. Ce phénomène naturel est constaté dans la plupart des langues indo-européennes: «Elle a perdu un ami», «Elle a perdu son livre», «Elle a perdu une maille». Une théorie très sophistiquée sur les différenciations des mots comme base linguistique des phénomènes de l'analogie a été avancée par James F. Ross dans son livre Portraying Analogy (Ross 1981).8

Opposé à l'équivoque accidentelle, où les mots ne sont qu'incidemment identiques, l'aequivocum a consilio attire notre attention sur l'idée qu'il doit y avoir en commun entre les équivoques a consilio quelque chose de plus que la seule identité de mots. Ici, dimension métaphysique et «analogie de l'être» interviennent et fondent l'identité de ratio. Dans la doctrine de saint Thomas, l'aspect linguistique de l'analogie et l'aspect métaphysique de l'analogie - l'idée de Dieu cause des perfections créées - s'unissent harmonieusement.

L'idée de saint Thomas de la référence analogique à Dieu repose sur le mode très subtil dont la perfection créée peut induire une dynamique vers Dieu «totalement autre». Est-il surprenant dès lors que, si Dieu est unique, notre manière de parler de lui soit aussi d'une certaine façon unique? Cependant, le langage sur Dieu est notre langage, c'est-à-dire quelque chose qui est commun et partagé avec autrui. Une des pierres angulaires de la conception de saint Thomas fut la conviction que le langage sur Dieu n'est pas un langage technique spécial, mais seulement notre langage ordinaire, utilisé dans un sens très spécial, précisément un sens indicatif. Comme le dit l'Aquinate:

Le nom d'une chose nommée par nous peut être reçu de deux manières: soit il est expressif ou significatif d'un concept de l'intellect [---], soit il exprime (est manifestativum) la quiddité d'une chose nommée extérieurement; et ainsi il se réfère premièrement à Dieu.9

«Lorsque nous reconstruirons cette transcendance avec des mots, le sens actuel des mots dépasse leur sens habituel, mais dans les directions indiquées par lui.» (de Pater 1988: 23). Cette remarque du néothomiste belge, le professeur W. A. de Pater, résume l'aspect linguistique de notre «discours sur Dieu».

Analogie et référence à Dieu

Si deux personnes prononcent le mot «Dieu», se réfèrent-elles nécessairement au même Dieu? Certainement pas, car l'une peut être chrétienne et l'autre, par exemple, hindoue. Comme nous l'avons déjà relevé plus haut, le contexte d'expression va jouer un rôle important.

Considérons en effet le concept de Dieu. Un mathématicien calculant la circonférence d'un cercle doit se fonder sur le concept de cercle comme tel. De même, un théologien dans son discours répondra bien souvent à un autre théologien: «Attention. Si nous incluons dans le concept de «Dieu» telles ou telles notions, alors [---].» (Kripke 1980). Et ayant présenté une série de qualités qu'il sait appartenir à Dieu selon le concept qu'il en a, il démontre que les qualités mentionnées entrent en conflit avec d'autres qualités. Ou bien il démontre qu'il n'y aura pas de contradiction, etc.

Supposons qu'un grand théologien ait émis une restriction: Dieu est si unique qu'il ne peut être nommé d'un nom propre! Comme exemple d'un tel théologien, on peut songer au pseudo-Denys, qui affirme: «II n'y a de lui ni nom ni connaissance.» Saint Thomas d'Aquin dit, lui aussi, que Dieu ne peut être nommé. Dieu est au-delà de l'acte de nommer. A strictement parler, «Dieu» et «YHWH» ne sont pas les noms de Dieu. Un problème soulevé par ce constat peut être énoncé ainsi: étant admis que Dieu est au-delà de toute nomination et de toute description propre, comment pouvons-nous nous référer à lui?

L'essentiel de ma réponse repose sur la traditionnelle doctrine thomiste de l'analogie: Certaines expressions que nous avons pour les perfections créées peuvent être utilisées dans le langage religieux avec pertinence pour se référer à Dieu.

Pour expliquer cette doctrine de la référence analogique, commençons par la considérer au niveau d'une personne (l'homme de la rue) qui va apprendre comment certaines expressions que nous avons pour les perfections créées, peuvent être utilisées dans un sens plus excellent en référence à Dieu. Je suppose un processus d'apprentissage ni linéaire ni rigide; bien au contraire, il progresse d'un jugement vers un autre:

Un être vient au monde. Dès sa plus tendre enfance, il entend dire diverses choses à propos de Dieu. Il entend dire que «Dieu est l'ami des enfants», qu' «il est notre Père du ciel et qu'il a pour demeure les églises», mais, cependant, pas vraiment dans le même sens qu'un père physique. Les années passant, la personne participe toujours plus à la société du langage oral; elle va être introduite à un usage plus sophistiqué du mot «Dieu». Elle entend dire que «Dieu est un être purement spirituel», «Dieu est sagesse», «le Créateur de l'univers», «Dieu est vie», «Dieu sait tout sur nous et a un plan pour chacun de nous», «il est amour» et pourtant que «sa sainte colère nous punit», etc. Il entend plus à propos de «Dieu» qu'il ne peut retenir: des choses diverses, dites dans des contextes différents et dans des circonstances très variées. Certaines descriptions de Dieu lui paraissent amusantes. D'autres traduisent sa propre perplexité. Y a-t-il réellement un Dieu unique auquel elles se réfèrent toutes? Parfois ont lieu d'étonnants mouvements linguistiques:

certaines descriptions de Dieu s'accordent aisément avec d'autres; d'autres deviennent ridicules et notre héros les abandonnera pour toujours. Peu à peu, la personne commence à comprendre comment le mot «Dieu» est employé dans le langage religieux. Cet exercice de la langue auquel elle se livre ne constitue qu'un des aspects de sa connaissance de Dieu, précisément l'aspect indirect (linguistique). (Alston 1990: 110)

Le second aspect de la connaissance de Dieu passe par la perception de la divinité. Je n'entends pas par là la rencontre directe avec Dieu - comme le relève avec justesse Alston: la plupart d'entre nous ne sont pas gratifiés de révélations particulières de la part de Dieu. Pour notre théorie de référence à Dieu, il suffit que soit perçu quelque aspect de la divinité. Nous commençons par la perception de la bonté dans les créatures, de la sagesse ou des manifestations de l'amour autour de nous. Un jour a lieu une sorte de découverte. Nous percevons soudain, à un degré beaucoup plus élevé, la bonté, la sagesse et l'amour dans la réalité divine.

Comme le langage religieux n'est pas moins évocatif que descriptif, et dans la mesure où la personne devient toujours plus consciente du sacré, les aspects indirects et «directs» de sa connaissance de «Dieu» se développent ensemble progressivement. Peu à peu s'élabore une sorte de comparaison active entre les sentiments religieux et la possibilité d'utiliser les référents de Dieu pour décrire de tels sentiments. La personne est amenée à comprendre que des attributs ordinaires tels que «bon», «sage», «saint ' sont littéralement et principalement vrais de Dieu. Ces expressions vont devenir essentielles dans tous ses propos sur Dieu.

Les conditions

Dans quel sens cette théorie de la référence analogique peut-elle différer de la théorie de référence directe de S. Kripke et W. Alston? Comme nous l'avons vu, l'analogie religieuse relève autant d'une question d'entraînement au langage que d'une question de compréhension religieuse de la part de chacun. La différence la plus saisissante provient cependant du fait que nous n'avons pas plus besoin de connaître le nom propre du Seigneur que de nous servir de descriptions définies qui vaudraient pour lui uniquement. Prise au sens strict, une telle description définie n'existe pas et les analogies religieuses telles que «bon», «sage», «amour», etc., ne représentent pas non plus des descriptions définies par des qualités. Mais la différence la plus essentielle, je crois, est liée à l'existence de la «perception» de Dieu qui, à ce propos, constitue la condition préalable pour la théorie de référence analogique à Dieu. Outre, en effet, l'expérience mystique, nous avons encore besoin des mots avec lesquels on pourrait parler de l'expérience mystique. Naturellement un mystique peut se référer de multiples manières à Dieu de façon privée, en tant qu'objet de sa connaissance mystique. Ainsi, par exemple, il pourrait inventer une note pour son expérience mystique particulière et l'appliquer ensuite comme référence privée. Mais le problème que nous avons posé n'est pas celui de la conscience mystique, mais celui de la langue religieuse. La conscience mystique peut être privée, la langue de la religion doit être généralement comprise et partagée avec d'autres personnes.

Remarques de conclusion

II est temps, pour terminer, de porter un regard d'ensemble. Notre article a commencé avec la question de la possibilité d'un discours signifiant sur Dieu. J'ai tenté de montrer avec précision dans quel sens le problème d'un discours analogique sur Dieu est le problème du discours littéral et positif sur Dieu. J'ai pris l'équivocité non accidentelle comme modèle sémantique pour l'analogie et, ayant souligné l'idée centrale de saint Thomas selon laquelle les perfections créées peuvent conduire à Dieu, une bonne part de la réponse pourrait être formulée comme suit: le chrétien peut se référer à Dieu avec pertinence s'il comprend que certains mots utilisés habituellement pour des perfections créées, peuvent être utilisés principalement et littéralement en référence à Dieu qui est cause et centre de telles perfections.

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Folklore vol 15
   INDEX   

References

Alston, William P. 1990. Referring to God. Divine Nature and Human Language: Essays in Philosophical Theology. Ithaca: Cornell University Prcss, pp. 103-117.
Davies, Brian 1992. The Thought of Thomas Aquinas. Oxford: Clarendon Press.
Kripke, Saul A. 1980. Naming and Necessity. Oxford: Basil Blackwell.
Mensching, Gustav 1926. Das heilige Schweigen: eine religions-geschichtliche Untersuchung. Gicssen: Topelmann.
de Pater, W. A. 1988. Analogy, Disclosures and Narrative Tbeology. Louvain: ACCO.
Raukas, Mart 1993. Can the Silence be Logical? Looming, No. 8, pp. 1098-1106 (en estonien).
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Notes

  1. Une premiere version du present article a étéest publiee en 1996 dans la revue Le sel de la Terre: Intelligence de la Foi.

  2. «Voces sunt signa intellectuum, et mtellectus surit rerum stmilitudines» (I, q. 13, a. 1).

  3. «Sujet» est «Prédicat». Par exemple: «L'homme est blanc.» «L'homme» est sujet, «blanc» est prédicat.

  4. Pour un développement du sujet, voir: Mensching 1926.

  5. Ce critère a été mis en avant par Brian Davies (dominicain d'Oxford) dans son ouvrage récent The Thought of Thomas Aquinas (1992: 67).

  6. Ce fait évident a souvent été contesté au moyen de la théorie de «ratio communis» de Dun Scot. De nos jours, en matière de philosophie de la religion, l'univocité comme modèle de l'analogie a été défendue par P. Sherry dans son influent «Analogy Today» (1976).

  7. Aristote, Nie. Eth. 1096 b 23 ss. Honneur, pensée, plaisir sont des biens. Le mot «bien» est équivoque non accidentellement. De même, l'intelligence est la «vue» de l'âme. Le mot «vue» est équivoque non accidentellement.

  8. En relation avec ce thème voir aussi l'ouvrage récent du professeur Richard G. Swinburne Revelation: Front Metaphor to Analogy (1992, ch. 3).

  9. In epist. ad Eph., c. 3, 1. 4 (Éd. Marietti, No 169).